Chapitre X
Suspendu au-dessus du vide, les mains nouées sur le cuir des ceintures qui craquaient sous son poids, Morane regardait sous lui avec une certaine angoisse. Il ne connaissait même pas la profondeur exacte du puits. Cependant, c’était à peine s’il s’en préoccupait pour l’instant. Tous ses sens étaient tendus sur ce seul but : atteindre la première saillie. Ses pieds cherchaient fébrilement un appui. « Si les ceintures étaient trop courtes ! » songea-t-il. Elles ne le furent pas, car il toucha bientôt une étroite corniche où il s’accroupit en équilibre instable. Récupérant la lampe serrée entre ses dents, il entreprit de reconnaître la paroi sous lui. À une vingtaine de mètres, il reconnut le fond qui, sous la lumière de la torche, apparaissait blanchâtre. « Les ossements sans doute, songea Morane. Si je manque mon coup, il y a beaucoup de chances pour que les miens viennent en grossir le tas… »
Assis sur son étroit perchoir, il entreprit d’enlever ses bottes et les balança dans le vide. Pieds nus, il trouverait plus d’assurance au cours de sa descente.
Enfonçant à nouveau la torche entre ses mâchoires, il chercha des points d’appui le long de la muraille. Il les trouva et, collé à la paroi, se mit à progresser à reculons, profitant de la moindre aspérité, de la moindre lézarde. Cette descente dans une demi-obscurité, avec seulement la lueur dansante de la lampe qui éclairait partout, sauf là où il fallait, avait quelque chose d’hallucinant. À chaque instant, Bob se demandait si les moyens de descendre encore n’allaient pas lui manquer et s’il n’allait pas demeurer suspendu au-dessus du vide, incapable peut-être de remonter. Par bonheur, quand il était enfant et allait passer ses vacances chez son oncle, dans le Massif Central, il avait fait pas mal d’escalades dans la montagne, et sa connaissance de l’alpinisme, tout empirique qu’elle fût, lui profitait aujourd’hui.
Il fallut vingt minutes peut-être à Morane pour accomplir sa descente. Finalement, il toucha le fond du puits, qu’il balaya aussitôt de sa lampe. Partout, des ossements humains, éparpillés et jaunis, s’entassaient en couches épaisses. Bob ne put réprimer un petit frisson, non provoqué par le spectacle lui-même, mais par les pensées sinistres qui l’assaillaient. « Il faut absolument que je découvre l’origine de ce courant d’air, songea-t-il, sinon… » Mais il préférait ne pas épiloguer sur ce « sinon… »
Fébrilement, Morane se fouilla et, tirant son briquet, l’alluma. La flamme se pencha vers la droite et, presque aussitôt, s’éteignit. Le courant d’air venait donc de gauche. C’était de ce côté qu’il fallait commencer les investigations.
Bob commença par récupérer ses bottes et par les enfiler, car ses pieds nus, déjà meurtris par la descente, ne pouvaient supporter le contact des ossements tranchants.
En trébuchant sur l’épais tapis d’os qui craquaient sous ses pas comme du vieux bois mort, il se dirigea vers la gauche. Sa lampe balaya la muraille rocheuse et, presque immédiatement, il discerna une étroite ouverture, en forme d’arc. Haute d’une vingtaine de centimètres à peine, elle ne pouvait cependant lui livrer passage. Il n’était évidemment pas question de l’élargir, car le roc avait la dureté du porphyre.
« Par le bas, songea soudain Bob, par le bas… » Il devinait que la couche d’ossements, accumulés au cours des âges, masquait en partie l’ouverture. Il se baissa et, de ses mains nues, se mit à déblayer l’entrée du tunnel. Les os, desséchés et à moitié pétrifiés, ne rendaient pas son travail trop répugnant. D’ailleurs, Morane n’avait guère le loisir de s’abandonner à son imagination. Trouver une sortie, tout était là. Au cours de sa vie aventureuse, Bob avait d’ailleurs trop souvent regardé la mort en face pour se laisser impressionner par d’inoffensifs ossements. Pour lui, la mort prenait seulement son réel aspect dans cet avion de chasse, fonçant toutes ses bouches à feu ouvertes, ou dans ces flèches indiennes jaillissant des fourrés. Tout le reste était littérature.
Sans se soucier de ses mains ensanglantées, Bob élargissait rapidement l’ouverture, pour finir par atteindre le sol dur. Une arcade, haute de cinquante centimètres environ s’ouvrait à présent devant lui. Couché à plat ventre, il y darda le faisceau de sa torche. Le tunnel semblait se prolonger fort loin et, même, aller lentement en s’élargissant.
« Si je m’aventure là-dedans, murmura Morane, j’aurai l’impression de m’enterrer vivant… » Mais, comme il n’y avait pas d’autre solution, il se glissa dans l’ouverture et commença à ramper à la façon d’une taupe. La peur d’aboutir à un cul-de-sac le tourmentait car, dans les conditions où il se trouvait, il aurait bien de la peine à revenir en arrière…
Pourtant, ses craintes se révélèrent vaines. Peu à peu, le tunnel s’élargissait et prenait l’aspect d’un conduit circulaire. Autre constatation réconfortante : passé un bref parcours à l’horizontale, une montée nette s’accusait. Morane redoubla d’efforts, car, déjà l’air méphitique du souterrain était remplacé petit à petit par un air plus pur, laissant prévoir un proche débouché.
Avec une volonté accrue, le Français s’engagea dans une étroite cheminée grimpant suivant un angle de quarante-cinq degrés environ. Au-delà d’un étranglement, la galerie semblait soudain s’élargir. Bob s’aperçut alors que la lueur de sa lampe pâlissait. Les batteries, de bonne qualité, étaient fraîches pourtant… Tout à coup, il comprit et éteignit la lampe. Aussitôt l’étranglement s’accusa nettement dans la pénombre tel un anneau d’argent.
« La lumière du jour, fit Bob. La lumière du jour !… » Rallumant sa torche, il s’engagea dans l’étranglement, mais celui-ci se révéla un peu trop étroit pour ses épaules. À demi coincé, Morane ne réussissait à progresser que lentement. Pourtant, quitte à laisser un peu de sa peau accrochée au rocher, il se sentait bien décidé à s’en sortir. Déjà engagé jusqu’à mi-corps, Bob voyait approcher l’instant de la délivrance quand, soudain, un sifflement strident retentit, tout proche, tandis qu’une silhouette serpentine, animée d’un léger balancement, se dressait dans le faisceau lumineux. Il sembla à Bob que tout son sang se figeait dans ses veines. « Un surucucu… » pensa-t-il avec épouvante. Il avait reconnu la tête plate et noire d’un redoutable reptile, nommé « maître de la forêt » par les Indiens parce que sa morsure ne pardonnait pas, et aussi parce qu’il était un des seuls serpents à attaquer sans provocation.
Lentement, l’horrible animal se balançait, à un mètre à peine du visage de l’homme. « Pourquoi ne frappe-t-il pas ? se demandait Bob. Pourquoi… » Avec ses mains nues, il se trouvait sans défense et, le temps d’atteindre son revolver coincé sous lui, le serpent lui aurait déjà planté ses redoutables crochets à venin dans la chair. Pourtant, il n’attaquait pas, et Bob comprit que la lumière l’éblouissait. Il se mit alors à balancer doucement la torche de droite à gauche et s’aperçut que le surucucu, comme fasciné, suivait le mouvement de ses petits yeux fixes, pareils à deux diamants noirs.
La terreur de Bob s’apaisa et, prenant garde de faire le moindre mouvement trop brusque qui, peut-être, aurait provoqué une réaction instantanée de la part de l’ophidien, il glissa sa main libre entre le rocher et sa hanche, pour atteindre son revolver. Ses doigts touchèrent la crosse. Il tenta d’avancer davantage la main, mais il ne réussit qu’à s’écorcher les phalanges. Il fallait pourtant qu’il réussisse à tirer son arme car, il le devinait, la curiosité du serpent, éveillée par les mouvements de la torche serait de courte durée. Sans se soucier de la douleur, Morane tourna légèrement son corps bloqué dans sa gangue de pierre et réussit à refermer ses doigts sur la crosse du revolver. Au même moment, un nouveau sifflement déchira le silence, et le corps du surucucu se ploya en arrière. La tête triangulaire pointa à la façon d’un fer de lance, prête à frapper.
Mû par une sorte de frénétique désespoir, Morane arracha le lourd colt de son étui, en braqua le canon vers la tête et, sans même prendre le temps de viser, fit feu par trois fois. Ce fut comme si un orage se déclenchait dans les entrailles du temple. Haché par les projectiles, le corps du surucucu vola en l’air, pour retomber pantelant, tandis que de minces éclats de rochers volaient dans tous les sens et que l’odeur grisante de la cordite emplissait l’atmosphère.
Il sembla à Bob qu’un gigantesque ressort se détendait soudain en lui, et il se mit à rire comme un dément. Jamais peut-être il n’avait encore connu une peur semblable à celle qu’il venait d’éprouver et jamais non plus, la mort ne l’avait regardé d’aussi près.
Quand son hilarité nerveuse se fut calmée, Morane s’arracha à grand-peine de sa gangue de pierre et prit pied sur un large palier où la lumière du jour, venant d’en haut, projetait une grille de clartés et d’ombres alternées. Bob leva la tête et s’aperçut qu’il était au fond d’un trou profond, à l’orifice à moitié masqué par la végétation. Quelques longues lianes pendaient, le long de la paroi, offrant un facile moyen d’escalade.
Bob sourit. « Allons, songea-t-il, la chance ne m’a pas encore abandonné. Je me suis tiré du puits aux ossements, ai trouvé un chemin vers la lumière et échappé à la morsure du surucucu. Ce serait bien le diable si, à présent, je ne réussissais pas à me hisser là-haut. Si ces lianes sont aussi solides qu’elles le paraissent, ce sera un jeu d’enfant… »
À deux mains, il tira violemment sur l’une des lianes qui résista. Sans attendre davantage, Morane s’enleva à la force des poignets et, quelques secondes plus tard, il prenait pied derrière le temple. Il se secoua, s’ébroua pour se débarrasser de la terre le recouvrant de la tête aux pieds. Ensuite, après avoir soigneusement rechargé son revolver, il se demanda s’il devait tout d’abord délivrer le vieux Coya et les deux frères Paez ou, au contraire, sortir de la ville pour rejoindre Rias et Chinu. Il faisait grand jour à présent et sans doute ses deux compagnons devaient-ils l’attendre, dévorés par l’inquiétude. Il décida néanmoins d’aller libérer Coya et les jumeaux. Contournant le temple, il refit le chemin déjà parcouru quelques heures plus tôt, pour tomber sur Rias et Chinu au moment où ceux-ci tentaient à leur tour de forcer la porte de roc obstruant la galerie.
*
* *
Lorsque Morane, Rias et Chinu pénétrèrent dans le cachot où le Français avait laissé Coya et les frères Paez, l’obscurité la plus totale y régnait. Sur la gauche, un gémissement retentit. Aussitôt, Bob braqua sa lampe dans cette direction, pour apercevoir le vieux Coya étendu sur le sol. Son visage, tout à l’heure encore si fier et si noble, était couvert de profondes meurtrissures et du sang séché tachait ses cheveux blancs. Sa robe, déchirée en maints endroits, montrait son corps émacié, marbré lui aussi de sinistres ecchymoses.
Déjà, Bob s’était agenouillé près du vieillard et avait soulevé sa pauvre tête torturée.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
Coya ouvrit à demi les yeux, posant sur Morane un regard déjà vitreux.
— Le trésor des ancêtres, dit-il. Ils ont voulu connaître le secret…
« Ils ». Morane comprit aussitôt qu’il s’agissait des frères Paez et que ceux-ci, profitant de son absence, avaient torturé le vieillard afin de lui arracher le secret permettant d’accéder au trésor des Musus. Et, soudain, il sut ce que voulait dire César Raos quand, avant de mourir, il avait recommandé de se « méfier des deux… » C’était des deux jumeaux qu’il s’agissait. Ces derniers, pour s’approprier la carte conduisant à la mine de Muribeca, avaient tenté sans doute d’assassiner Raos, mais celui-ci avait réussi à fuir, pour tomber ensuite sous les flèches des Morcegos.
Morane sut aussitôt pourquoi les deux frères lui avaient dès le premier abord, inspiré une instinctive antipathie. La colère l’empoigna, et il se dressa, dirigeant sa lampe vers l’endroit où, avant de descendre dans le puits, il avait laissé les jumeaux.
Ils étaient là, avec le même sourire sur leurs visages identiques. Seuls, leurs vêtements, dissemblables, pouvaient permettre de les distinguer l’un de l’autre.
— Vous avez fait du joli travail, dit Morane d’une voix sourde. Si j’avais été là…
Carlos Paez ricana.
— Oui, mais voilà, vous n’étiez pas là, et nous, nous voulions savoir où cette momie cachait ses richesses. Il n’y avait qu’un moyen pour essayer de la faire parler, et ce n’était pas la douceur… Pourtant, notre vieil ami est plus têtu qu’un mulet. Nous n’avons pas encore réussi à lui arracher un seul renseignement. Mais, si vous n’étiez pas survenu, nous serions bien parvenus, mon frère et moi, à le rendre plus bavard.
Bob serra les mâchoires. Il devinait qu’il était inutile de montrer l’horreur de leur conduite aux deux frères, car ceux-ci ne devaient pas être plus accessibles au remords qu’ils ne l’étaient à la pitié. Tous deux appartenaient à cette catégorie d’individus sans foi ni loi qui, un peu partout à travers le continent sud-américain, vont à la recherche de l’or en détruisant et massacrant tout ce qui se dresse sur leur chemin. Avec de tels hommes, Bob le savait, la seule dialectique à employer était celle de la force.
— Vous et vos compagnons arrivez à point, Senhor Morane, continuait Carlos Paez. Quand le vieux nous aura dit où se trouve le trésor, nous ne serons guère trop de cinq hommes pour l’exhumer et le ramener vers un endroit civilisé. Surtout qu’au passage les Morcegos et les Chavantes ne manqueront pas de nous faire la vie dure.
— Je me moque pas mal du trésor, fit Bob sèchement, et vous ne devrez pas attendre d’être en présence des Morcegos ou des Chavantes pour avoir la vie dure. Mes amis et moi allons vous la mener bien avant cela. Levez-vous, chiens…
Le ricanement sinistre de Carlos Paez retentit à nouveau.
— Vous n’êtes guère dans la situation d’insulter les gens ou de les commander, Senhor Morane. Abaissez votre lampe…
Morane obéit, pour apercevoir le gros automatique que Paez braquait en direction de son ventre.
— Puisque vous ne voulez pas collaborer, dit encore le métis, nous allons être obligés de vous supprimer, vous et vos compagnons. Une petite balle au creux de l’estomac pour chacun de vous et ce sera fini, peut-être pas sans douleurs, mais nous n’y pouvons rien… Par la suite, mon frère et moi nous réussirons bien à nous débrouiller avec le trésor.
Doucement, Bob se mit à rire, d’un rire qui ressemblait au ronronnement d’une machine bien rodée. Les frères Paez croyaient le tenir, lui et ses deux compagnons. Ils croyaient avoir tous les atouts dans leur jeu. Pourtant, il leur en manquait un : la lumière. Une seule lumière éclairait le caveau et, cette lumière, c’était lui, Bob, qui la tenait. Il en était le maître, et il lui suffisait d’un petit mouvement du pouce pour l’éteindre.
Pendant quelques secondes, la gaieté de Morane parut entamer l’assurance de Carlos et d’Antonio Paez, mais ils se ressaisirent vite.
— Vous êtes brave, Senhor Morane, fit Carlos. Vous venez de le prouver en descendant au fond de ce puits, mais cela ne vous servira plus à rien à présent…
— Qui sait ? dit Bob.
En même temps, il coupait le contact de sa torche et, se baissant, bondissait en avant. La flamme du colt, accompagnée d’une sourde détonation, troua les ténèbres. Bob en sentit la chaleur contre sa tempe, mais déjà il avait saisi le poignet du métis et le tordait, tentant de lui faire lâcher l’arme.
Une lutte sauvage s’engagea dans l’obscurité. Carlos Paez, bien que moins vigoureux que Morane, était souple et nerveux, et il se défendait avec désespoir. Peu à peu pourtant, l’étreinte du Français lui fit lâcher prise et le revolver tomba sur le sol. Aux mouvements de son ennemi, Bob comprit que celui-ci se baissait pour récupérer l’arme. L’empoignant alors à bras-le-corps, il le força à se redresser, mais un violent coup de poing l’atteignit au creux de l’estomac, vidant tout l’air contenu dans ses poumons. Convulsivement, Morane lança en avant son poing droit. Il dut atteindre Paez au visage, car celui-ci poussa un « han ! », sonore et recula. Aussitôt, un long cri de désespoir déchira le silence, suivi par un bruit de chute.
De la pointe du pied, Bob tâtonna devant lui, mais il ne rencontra que le vide. « Le puits, pensa-t-il, le puits… » Carlos Paez ne tuerait plus personne et, bientôt, ses ossements se fossiliseraient au fond de l’ossuaire des prêtres musus.
Cependant, Morane n’eut guère le temps d’épiloguer sur le triste destin du métis. Une seconde détonation avait retenti, à laquelle succéda un gémissement de douleur poussé par Rias, puis un bruit de lutte suivi des échos d’une fuite à travers les galeries.
Bob tenta de récupérer sa lampe, qu’il avait été forcé de lâcher au cours de sa lutte avec Carlos Paez. Il la trouva et poussa sur le contact. La lumière revint et Morane aperçut aussitôt Rias, debout près de la porte roc qui grimaçait en tenant son épaule gauche. Bob se précipita vers lui avec inquiétude, mais Rias secoua la tête.
— Ce n’est rien, dit-il. Une balle dans l’épaule n’a jamais tué personne. C’est l’autre… Il a tenté de forcer le passage de la galerie et y a réussi. Chinu s’est lancé à sa poursuite…
Bob se tourna vers l’endroit où Antonio Paez se trouvait encore quelques instants plus tôt, mais sans l’y apercevoir. C’était lui qui, en tentant de fuir, avait blessé Alejandro. Morane comprit qu’il lui faudrait mettre Antonio Paez le plus vite possible hors d’état de nuire car, tant que celui-ci serait en liberté, il demeurerait une menace.
Rapidement, pendant que Rias pansait sommairement son épaule, Morane se pencha sur le vieux Coya. L’infortuné vieillard respirait toujours faiblement mais, dans son regard, la flamme brillant tout à l’heure était comme voilée maintenant par la souffrance.
— Ne crains rien, Bob, fit Alex. Je m’occuperai de lui… Va prêter main-forte à Chinu avant qu’il ne lui soit arrivé malheur.
Bob se redressa et, après un dernier regard en direction du vieillard et de son ami, saisit sa carabine et s’élança dans la galerie.
*
* *
Quand Morane déboucha sur la terrasse du temple, le soleil éclaboussait de sa lumière soufrée les dalles rongées par le temps. Il tenta de s’orienter mais, nulle part, il ne trouva trace de Chinu ni d’Antonio Paez. Ainsi, vue à la clarté du jour, la ville des Musus changeait d’aspect. Au cours de la nuit, elle était apparue à Bob comme une cité morte, certes, mais encore intacte, ou presque. À présent, le soleil accusait ses ruines, les cernait de sa dure réalité. La cité du Gran Paititi, privée des artifices de la nuit, faisait songer au squelette de quelque monstrueux reptile antédiluvien dont les os, privés du soutien des muscles et des nerfs, s’émiettent lentement au cours des âges.
Une sorte de sifflement aigu attira l’attention de Morane, qui reconnut le cri d’un oiseau de la forêt, cri que Chinu imitait à la perfection. Le sifflement provenait du côté opposé à celui où Morane avait pénétré la veille dans la cité. Par trois fois, il retentit à nouveau, suivant des fréquences ne laissant nul doute sur leur origine. Chinu tentait d’attirer l’attention de ses compagnons.
En rasant les murailles en ruines, Morane, l’œil aux aguets, se mit à marcher dans la direction d’où venaient les sifflements. Ceux-ci, répétés à intervalles réguliers, le dirigeaient avec certitude.
Il arriva à proximité des falaises qui dominaient la ville à l’est et dans lesquelles s’ouvraient les cavernes servant de refuges aux Morcegos. Un nouveau sifflement attira son attention, provenant de derrière un énorme moellon arraché à un portique. Sa carabine braquée, Bob le contourna. Chinu était là, tapis à l’ombre de la pierre. Quand il aperçut Morane, il posa un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence. Ensuite, ce doigt se tendit en direction de la falaise, vers une silhouette humaine escaladant les éboulis entassés à la base de celle-ci. Bob reconnut Antonio Paez. Le métis grimpait avec aisance, sans se soucier, eût-on dit, s’il était poursuivi ou non.
Faisant signe à Chinu de demeurer où il se trouvait, Morane s’élança sur les traces de Paez. Il allait silencieusement en prenant soin de ne faire rouler aucune pierre sous ses pas. Quand il fut à une dizaine de mètres du métis, il se tapit derrière un rocher, épaula soigneusement sa carabine et tira. Sa balle fit éclater la pierre à quelques centimètres du pied gauche de Paez. Celui-ci bondit en avant et fit mine de se jeter à son tour derrière un rocher. Mais une seconde balle frappa le sol près de lui, et il se tint immobile.
— Rends-toi, Paez, cria Morane en se découvrant légèrement. Ton frère et toi avez tenté d’assassiner César Raos et Coya, et il faut toujours payer ses crimes.
Antonio Paez ricana.
— Si vous voulez me prendre vivant, Senhor Morane, il faudra venir me prendre. Et cela ne sera pas facile.
En un mouvement d’une rapidité telle que l’œil parvenait à peine à le saisir, Paez tira son revolver et fit feu. Le projectile fit éclater le rocher à dix centimètres à peine de Morane qui se rejeta en arrière.
Paez éclata de rire.
— Je vous avais dit que ce ne serait pas facile, Senhor Morane.
Il eût été aisé pour Morane de loger une balle dans le crâne du métis car celui-ci ne prenait même pas la peine de se dissimuler, tout à fait comme s’il eût été invulnérable. Pourtant, Bob se refusait à commettre un acte qu’il aurait considéré un peu comme un meurtre.
— Votre frère a déjà payé, cria Bob, et votre tour viendra, que vous le vouliez ou non…
Dans la voix de Paez, il y eut comme un tremblement d’angoisse.
— Mon frère ?… Que voulez-vous dire ?…
— Il est mort, et vous le savez bien, cria Morane.
Puis, un long silence lui répondit. Ensuite, une sorte de plainte échappa à Paez.
— Mort ?… Carlos est mort…
Il y eut le choc d’un objet lourd tombant sur le sol, puis une sorte de sanglot convulsif.
Morane risqua un furtif coup d’œil, et faillit laisser échapper un cri d’étonnement. Antonio Paez avait lâché son revolver et, le visage enfoui entre ses mains ouvertes, il pleurait à la façon d’un enfant désespéré.
Bob ne savait que penser de cette réaction insolite. Soudain, il comprit. Antonio et Carlos Paez étaient des jumeaux identiques, c’est-à-dire qu’ils étaient atteints, et en même temps, des mêmes maladies, que les peines de l’un étaient les peines de l’autre, qu’ils partageaient leurs souffrances et leurs joies. Tout à l’heure, en s’échappant du caveau, Antonio ignorait encore la mort de son frère et, à présent, en l’apprenant, il se sentait comme coupé en deux. C’était un peu comme si lui-même venait de mourir.
Sans pouvoir tout à fait se défendre d’un vague sentiment de pitié envers le scélérat, Morane se dressa, la carabine pointée.
— Vos pleurs n’arrangeront rien, fit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre dure. Rien ne pourra ressusciter votre frère. Quant à vous, mes amis et moi allons tenter de vous ramener à la civilisation. Là, nous vous remettrons entre les mains de la justice…
D’un geste las, Antonio Paez laissa retomber ses mains le long de son corps. Son visage était baigné de larmes.
— C’est bien, Senhor Morane, fit-il d’une voix cassée. Je vais vous suivre…
Il tressaillit soudain, comme si on l’avait frappé, et une expression de douleur passa sur ses traits, puis il trébucha et, avec un râle d’agonie, tomba face contre terre. Entre ses deux épaules, une longue flèche sans empennage et à la hampe teintée de sang était plantée.
« Les Morcegos » songea Morane. Il se rejeta derrière son bloc de rocher. Juste à temps pour éviter une volée de flèches décochées dans sa direction.
Au bout d’un moment, il risqua un coup d’œil dans la direction d’où venait l’attaque. Là-bas, au sommet de l’éboulis, une dizaine de Morcegos, leurs affreux corps velus peinturlurés de rouge, se dressaient, bandant leurs grands arcs. Bob n’attendit pas davantage. À moitié courbé, il se glissa entre les blocs, battant en retraite en direction de la ville où, il le savait, il serait en sécurité. Les Morcegos ne le poursuivirent pas et quelques instants plus tard, il se retrouva aux côtés de Chinu. Celui-ci désigna du doigt les Indiens arrêtés au bas de l’éboulis.
— Eux tuer nous aussi quand nous vouloir partir, dit-il. Ou nous mourir ou nous devoir rester pour toujours dans la cité d’El Gran Paititi…
Morane haussa les épaules.
— Jusqu’à présent, dit-il, nous n’avons pas trop à nous plaindre des Morcegos. Ils nous ont laissé parvenir jusqu’ici et, maintenant, ils s’érigent en justiciers et nous évitent de devoir reconduire Antonio Paez en pays civilisé pour le remettre entre les mains des autorités. Qui sait si, finalement, nous ne réussirons pas à nous entendre avec ces fameux Morcegos ?…
Par trois fois, en signe de mépris, Chinu cracha dans la direction des Indiens chauves-souris.
— Morcegos mauvais chiens, fit-il. Si eux nous prendre, eux nous dévorer…
Bob ne répondit pas. Il regardait le corps d’Antonio Paez étendu parmi les éboulis, et il se rendait compte n’avoir aucun quartier à attendre de la part des Morcegos. Seule peut-être la crainte, comme Morane s’en était rendu compte après l’attaque de l’anaconda géant, pouvait freiner leur férocité. Une chose était, de toute façon, de plus en plus certaine, c’était que les Morcegos craignaient de pénétrer dans la ville, car ils avaient renoncé à poursuivre Bob.
D’un signe de tête, Bob indiqua à Chinu la direction du centre de la cité. Sans dire un mot, ils se mirent en marche à travers les ruines.
Quand ils parvinrent au temple, ils s’aperçurent que Rias, malgré sa blessure à l’épaule, avait transporté le vieux Coya sur le parvis. Étendu sur les dalles le vieillard avait fermé les yeux et, seule, une faible respiration soulevait encore sa poitrine. Les yeux de Morane cherchèrent ceux de Rias, mais celui-ci secoua la tête doucement, signifiant ainsi que les instants de Coya étaient comptés.
Morane s’agenouilla près du blessé et, passant le bras sous lui, souleva un peu le pauvre corps torturé. Coya ouvrit les yeux et les tourna vers Morane, pour interroger d’une voix faible :
— Les frères Paez… que sont-ils ?…
— Morts tous deux fit Morane.
Une lueur de satisfaction brilla dans le regard à demi éteint du vieillard. Bob comprit que ce n’était pourtant pas la mort des jumeaux qui était la cause de cette joie, mais la certitude que le trésor des Musus était sauf. Le secret, Coya le savait, disparaîtrait avec lui. Pourtant, il devait encore avoir un vœu à formuler avant de mourir, car ses lèvres tremblèrent comme s’il voulait parler. Morane tendit son oreille contre la bouche du vieillard :
— Promettez, disait celui-ci, de ne pas révéler l’emplacement de… la ville… avant qu’un autre hasard la fasse… découvrir…
Pendant un long instant, Bob hésita avant de répondre. La découverte que ses amis et lui venaient de faire en atteignant la cité perdue était appelée sans doute à révolutionner l’archéologie et à apporter un nouveau chapitre à l’histoire du monde, et il allait falloir y renoncer…
— Promettez, disait encore le vieillard, dans un souffle.
Cette fois, Bob n’hésita plus. Il ne pouvait rester sourd à cet appel venu des confins de la vie et de la mort.
— Je promets, dit-il.
Aussitôt, un pâle sourire naquit sur le visage de Coya, ses lèvres bougèrent comme s’il voulait articuler des mots de reconnaissance. Puis, soudain, tous ses traits se figèrent et sa tête roula de côté. Le dernier des Musus n’était plus.